Charles Boumrar est né dans la maison familiale, 29, allée de la Seine (actuelle rue Pierre-Poli) en pleine guerre. Son père Rabah, d’origine kabyle, est né en Algérie. Sa mère Juliette est née à Saint-Etienne-du-Mont, dans le Pas-de-Calais.
Ses parents viennent s’installer à Issy-les-Moulineaux sur l’île Saint-Germain. Le pavillon familial se trouvait au carrefour d’une allée bordée de cinq pavillons de chaque côté, habités par des Arméniens, des Italiens et des Espagnols. À cette époque, les propriétaires de pavillons n’avaient pas la propriété des terrains. La propriétaire de ceux-ci venait encaisser les loyers tous les trois mois. En 1955, il y eut 50 centimètres d’eau de la Seine au rez-de-chaussée de la maison familiale.
Le père de Charles est mobilisé en 1939 mais libéré en raison de sa famille nombreuse. Il travaille chez Renault à Boulogne-Billancourt dont les bâtiments subissent de nombreux bombardements alliés. L’Intendance allemande occupait alors le parc de l’île Saint-Germain. Lors des alertes, les Isséens se réfugiaient dans les champignonnières (anciennes carrières, avenue de Verdun). Rabah, faisait partie du COSI (Comité Ouvrier de Secours Immédiat). Le 4 avril 1943, il vient rue Heinrich avec son équipe équipée de pelles et des pioches déblayer un immeuble de six étages dont une partie s’est effondrée ; l’autre partie s’écroule sur les sauveteurs dont on ne sait s’il y eut des survivants. Rabah Boumrar est déclaré « mort pour la France » par décision ministérielle le 16 août 1944. Charles devient alors Pupille de la Nation comme ses trois grandes sœurs. Sa maman se retrouve veuve avec ses dix enfants issus de deux mariages dont quatre du mariage avec Rabah : trois filles et le dernier-né Charles.
Sa scolarité et les loisirs
Charles va à l’école Paul-Bert jusqu’à douze ans. Comme le lycée Michelet à Vanves était trop loin, il intègre, en passant le concours d’entrée comme il était de tradition, le cours complémentaire Anatole-France où il reste pendant deux ans. Ses sœurs sont scolarisées au Centre de Formation professionnelle de secrétariat Voltaire.
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Charles et son entourage dans l’actuelle rue Pierre Poli. Il est au centre tout près de sa chère maman et entouré d’amis. Derrière le groupe, il y a un terrain vague (utilisé par la suite pour construire un foyer de travailleurs) ; de l’autre côté de la rue, c’était le stade des Orphelins d’Auteuil. Au loin, la Seine au-delà de la rangée de peupliers.
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Après avoir fréquenté le patronage de Sainte-Lucie, il profite avec bonheur du patronage municipal laïc rue Marceau ainsi que des colonies aux Sables-d’Olonne pendant deux mois d’été dont il garde un souvenir ébloui de l’hébergement en baraquements, la vue sur la mer, le bois de pins. Il se souvient également du camping du patronage laïque à la Ferté-Alais avec une tente-marabout de l’Armée américaine pour vingt filles et une autre pour vingt garçons. La famille était très pauvre mais bénéficiait de quelques aides de la Mairie. « La Mairie distribuait des godillots pour les enfants une fois par an. Ma mère n’a jamais payé ni cantine ni colonie ». Charles allait au cinéma grâce au patronage dans plusieurs salles : le Novelty, le Casino, le Moderne, le Casino du Parc et l’Alhambra où il a vu Gérard Philippe dans Le Cid.Charles se définit comme « un enfant de la rue. » Il y avait une corde pour se balancer au-dessus de la Seine mais, hélas c’est un jeu dangereux, car il se souvient qu’un jeune Arménien de dix ans s’est noyé.
Le quartier de l’île Saint-Germain
Les nationalités étaient nombreuses : « des Russes blancs souvent chauffeurs de taxis, des Chinois, des Arméniens, des Italiens fuyant Mussolini, des réfugiés espagnols et portugais, ceux-ci au milieu des années 60… De temps en temps, un Arménien sortait son fourneau pour cuisiner et tout le monde chantait. » Sur les terrains vagues, des céréales étaient mises à sécher. Il y avait beaucoup de Maghrébins vivant dans quatre foyers tenus par un ancien militaire. » La plupart travaillait dans les usines Renault ou dans les petites entreprises artisanales. « Tout le monde vivait en bonne intelligence. »
Il y avait aussi des petits artisans, des casseurs de voitures pour revendre la ferraille, des charbonniers. Mais il y a aussi « une bande de gangsters dans les années 50 qui ont d’ailleurs été condamnés à perpétuité. »
Les commerces étaient nombreux. Ainsi, avenue du Bas-Meudon, « Le Tabac des Sports était un lieu de rencontre avec une salle de bal, une salle de billard, une salle de boxe. Il est devenu un restaurant. Il y avait aussi Le Comptoir français (chaîne d’épiceries), deux boucheries dont l’une chevaline, une droguerie, deux ou trois épiceries, deux boulangeries, plusieurs cafés dont la République de Saint-Marin, pour les Italiens et deux ou trois cafés-hôtels pour les Maghrébins »
L’île Saint-Germain comprenait aussi l’îlot Chabanne ; une passerelle reliait les deux îles. Un jour, un cheval est tombé de cette passerelle dans le fleuve. Les pavillons sur l’île étaient souvent inondés. Lors d’une crue dans les années 60, le plancher d’un pavillon s’effondra et « une gamine s’est noyée. »
Sa vie professionnelle
Charles commence à travailler à l’âge de 14 ans et demi dans l’usine Les Forges et ateliers de Meudon ; il y va sur un vieux vélo récupéré dans la seine et rafistolé. Il travaille sur une machine de filetage et de taraudage 9,5 heures par jour du lundi au vendredi, voire le samedi matin en cas d’urgence. En raison de sa minorité, son salaire est inférieur de 25 %. « Je donnais tout à ma mère et elle me donnait mon argent de poche » dit-il.
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Charles Boumrar (photographie P. Maestracci) au Café Français, place Paul Vaillant-Couturier
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À 19 ans et demi, il accomplit ensuite pendant 18 mois son service militaire en France en tant que pupille de la Nation. Il est affecté au « Service du Matériel ». Il apprend la comptabilité ainsi que la conduite et obtient son permis militaire ce qui lui permet de valider ensuite son permis civil. Revenu à la vie civile, après avoir exercé divers métiers (aide-comptable, vendeur), il devient pendant huit ans chauffeur-livreur pour un laboratoire à Boulogne-Billancourt. Il reste fidèle à l’île Saint-Germain et y fonde une famille et a un fils ; il réside à nouveau dans sa rue d’enfance. Puis il devient chauffeur de taxi quelques mois avant de devenir le chauffeur du directeur d’une grande banque, et à ce titre, dispose d’un logement de fonction à Issy-les-Moulineaux jusqu’à sa retraite.
En retraite
Toujours résident à Issy-les-Moulineaux, Charles devient un joueur de bridge passionné au sein du Bridge Club Isséen.
Pour conclure, laissons-lui le dernier mot : « J’ai eu la chance de n’avoir que des sœurs au-dessus de moi. La vie était belle, j’étais choyé, je me suis baigné dans la Seine jusqu’à 18 ans. J’ai pêché des écrevisses grâce à mon épuisette fabriquée avec un manche à balai et des bas nylon récupérés. »
Un grand merci pour nous avoir raconté sa vie avec autant d’optimisme.
Texte : F. Grimbert et P. Maestracci