21 janvier 2017

La crue de la Seine à Issy-les-Moulineaux - 21-30 janvier 1910

La Seine s’est rappelée à notre bon souvenir en juin 2016, prenant ses aises sur notre territoire, s’introduisant dans les caves et garages des résidents de l’île Saint-Germain et du boulevard de la bataille de Stalingrad. L'occasion de se rappeler la grande crue de la Seine de janvier 1910, dont Historim a déjà parlé : http://www.historim.fr/2013/01/janvier-1910-linondation-du-siecle.html


Couverture de la publication.
Ce sont quelques extraits d’un texte extraordinaire paru en 1910 dans une publication de J. Hubert intitulée « L’inondation d’Issy-les-Moulineaux » que vous allez découvrir, grâce à notre fidèle Historimien Jacques. Nous suivons pas à pas la progression de la catastrophe, l’enchaînement des événements, les décisions des élus, les gestes de solidarité, dans un style où soufflent un lyrisme et une grandiloquence si typiques de cette époque. L’auteur, J. Hubert, se présente comme « photographe et éditeur à Issy » mais rien n’indique qu’il soit aussi l’auteur du texte. Toutes les reproductions sont tirées de la publication.

I. Veille de catastrophe

« La vie de la nature, comme celle des sociétés humaines, traverse de longues périodes de calme interrompues soudain par de courtes mais formidables crises qui semblent vouloir faire rentrer toutes choses dans le chaos primitif et remettre au creuset les éléments confondus. Qu'il s'agisse de révolutions cosmologiques ou de révolutions politiques, c'est invariablement le même phénomène avec son cortège d'épouvante et d'horreur : destruction des existences individuelles, anéantissement sans pitié des œuvres les plus délicates du génie humain. Tout est sacrifié à ce minotaure impitoyable qu'on nomme l'Avenir, et insoucieux des pauvres molécules humaines que le fléau a entraînées et broyées, le char monstrueux reprend sa course vers l'Idéal où tend le Progrès, que des obstacles peuvent retarder, mais que rien ne saurait abolir. Tel est à peu près le terrible spectacle auquel le commencement d'année nous a fait assister.

Vue générale de la commune sous les eaux.
« Malgré la rapidité foudroyante de ses effets, la catastrophe fut annoncée par des symptômes précurseurs qui auraient dû mettre sur leurs gardes les services techniques compétents. L'année 1909 avait été pluvieuse; à grand'peine put-on rentrer les récoltes, que le printemps promettait cependant abondantes; mais les maturités successives furent retardées par la fréquence des pluies; les vendanges, notamment, furent désastreuses, et, dans nombre de vignobles, on jugea même inutile de faire la cueillette du raisin. Dès octobre, la terre s'imprégnait, se saturait d'eau: fossés, ruisseaux, rivières s'emplissaient peu à peu.

« En décembre, la Seine coulait à pleins bords ; le 21 janvier, elle devint inquiétante, ses eaux bourbeuses et jaunâtres charriaient ce qu'elles trouvaient sur leur passage, et les riverains, que commençait à envahir l'inquiétude, contemplaient d'un œil étonné l'incessant défilé des objets les plus hétéroclites.

« Le dimanche 23, la municipalité d'Issy fit annoncer à son de clairon que les habitants des maisons menacées par l'inondation étaient invités à déménager leurs meubles et à les mettre en lieu sûr. En effet, quelques heures plus tard, des égouts crevaient, des infiltrations se produisaient dans les caves et dans les terrains en contre-bas.
Quelques gelées qui eurent lieu à cette date donnèrent une lueur d'espoir; mais la pluie reparut, pluie diluvienne d'une durée de quarante-huit heures, que suivit, par surcroît, une abondante chute de neige; le débit des eaux en fut considérablement augmenté.

Boulevard  Point du Jour, rue Gallliéni.
« Avec un système de renseignements bien organisé, beaucoup de désastres auraient pu être évités ; malheureusement, le service hydrographique ne se montra pas à la hauteur des circonstances, et la municipalité d'Issy-les Moulineaux, qu'il aurait fallu prévenir par le téléphone ou par le télégraphe, ne fut avertie que par le courrier ordinaire, c'est-à-dire par la poste, qu'une crue nouvelle était imminente. Quand l'avis parvint à destination, il était devenu, hélas! parfaitement inutile ; le fléau avait couru plus vite que nos pauvres facteurs, le niveau du fleuve s'était élevé dans des proportions énormes, et l'eau envahissait de toutes parts. »


2. L’eau est là !

« Non encore informé, mais déjà inquiet, le Conseil municipal, réuni en commission, se séparait à 11 heures du soir, et une partie des conseillers, le maire en tête, décidaient de se porter sur un des points menacés, rue Diderot, pour se rendre un compte exact du danger. Ils entrèrent au numéro 18 comme les habitants du rez-de-chaussée montaient leurs meubles aux étages supérieurs. La situation devenait critique, car des murs s'étaient déjà écroulés dans les terrains en contre-bas, entre les rues Diderot et Danton.

« Laissée sans renseignements par l'autorité supérieure, la municipalité en concluait, avec juste raison, que son devoir était de réagir contre la panique et disait sur son passage qu'elle n'avait reçu aucun avis permettant de prévoir une hausse nouvelle. Néanmoins, le service de sauvetage fonctionnait partout : les pompiers d'Issy et ceux de Vanves, leurs capitaines en tête, les gendarmes, le commissaire de police et ses agents, le service des cantonniers, les balayeurs, les égoutiers, chaussés de hautes bottes, des fantassins, des pontonniers avec leurs grands bateaux plats dont l'arrivée sur des chariots, en pleine nuit, donnait à la ville un aspect de siège, tout le monde était à son poste, attentif, le cœur étreint par l'angoisse d'un danger vaguement prévu, car les alarmistes, les surenchérisseurs ne manquaient pas, et malheureusement, cette fois, ils eurent raison.

De gauche à droite : M. Clément, premier adjoint. M. Mayer, le maire.
M. Vilain, deuxième adjoint.

« En effet, vers 2 heures du matin, la Seine franchissant ses bords, un flot furieux que rien ne peut retenir s'élance dans la plaine. Ce ne sont plus des infiltrations, c'est un torrent déchaîné, c'est le déluge, car la pluie tombe toujours. Au milieu de l'affolement général, l'eau se rue contre les murs de clôture et les prend d'assaut. Quand l'un d'eux a cédé à la poussée énorme des ondes furieuses, celles-ci se précipitent comme une catapulte sur le mur suivant qui disparaît à son tour emporté en un instant par la masse liquide.

Rues Jean-Jacques Rousseau, aujourd'hui rue Guynemer.

« Les marais Cottereau, Masseron, Roumy, Porte, Guyard, sont recouverts; les cloches, les châssis brisés par milliers. Les petites maisons ouvrières des rues Hoche, Danton, du quartier des Coutures, sont submergées; leurs habitants doivent s'habiller à la hâte et se sauver en abandonnant tout. Une pauvre mère de famille n'eut même que le temps de prendre son enfant et de s'enfuir presque nue, ayant de l'eau jusqu'à mi-corps. A 3 heures du matin, il y avait, dans ces bas quartiers, 3 mètres d'eau ; la rue Jean-Jacques-Rousseau n'était plus qu'un canal de 1m80 à 2 mètres de profondeur. L'île de Billancourt avait disparu ; de l'avenue de Versailles, à Billancourt, aux Moulineaux, on ne voyait plus qu'une immense nappe d'eau pointillée çà et là par des alignements d'arbres dénudés, de lanternes à gaz, restées allumées, quelques toits et des poteaux de tramways.


Pavillons de l'usine Gévelot.
« Le 27, dans la journée, l'usine à gaz, envahie, avisait le public qu'elle ne pouvait plus assurer l'éclairage, et, amère ironie! la population était également informée qu'elle allait manquer d'eau potable. Partout, la vie industrielle est suspendue, les grandes usines d'Issy-les Moulineaux ferment leurs portes, l'usine Gévelot, la Société des Munitions d'artillerie, Deutsch, Lassailly et Bichebois, la Vanille, Larnaude, la blanchisserie Édeline, le secteur, la biscuiterie Guillout, Lefranc, Le Ripolin, licencient leur personnel, et l'on voit ces pauvres gens déambuler tristement par les rues ou sur la ligne du chemin de fer électrique, également arrêté, et contempler l'effrayant désastre. Leurs yeux désolés parcourent au loin l'immense plaine liquide, cherchant à retrouver la pauvre maisonnette qui abritait la famille.

« Parfois, ils la découvrent ou plutôt la devinent à un indice quelconque, quand l'eau ne l'a pas emportée; quelquefois, une petite tonnelle en treillage, salle à manger d'été, protégée par sa légèreté même, est tout ce que le torrent a laissé subsister ; mais, souvent aussi, la recherche est vaine, le flot a tout balayé: alors les yeux se rem-plissent de larmes, car, pour ces pauvres gens, c'est la ruine.

L'usine Gévelot.

« Du 27 au 30 janvier, la Seine ne fait que croître, et les désastres s'accumulent sans interruption. Une tristesse lourde pèse sur toutes choses. Le jour, des théories de chômeurs forcés errent par les rues que n'anime plus le mouvement des voitures et des tramways, mais la nuit est plus lugubre encore. Partout règne le silence des villes mortes; de temps en temps, une lueur falote, un petit feu follet s'avance d'un mouvement sinueux et irrégulier comme le vol d'un oiseau nocturne : enfin, on s'aperçoit que cette lumière se balance au bout d'un bras, c'est un attardé qui rentre chez lui. Tout à coup, on entend dans le lointain un roulement sourd et continu, le bruit s'approche, il s'y mêle un piétinement de chevaux. Enfin, nous distinguons, c'est un interminable train de pontonniers se rendant aux endroits menacés.

« Voici maintenant, une escouade d'infanterie allant prêter main-forte à un déménagement de sinistrés qui ont attendu jusqu'à la dernière minute pour quitter leur demeure. Le vieil habitant d'Issy sent l'effroi se glisser dans son cœur, il se demande si le temps est remonté vers sa source et si l'humanité va revivre la période inoubliable de 1870-1871. Quoi qu'il en soit, un fait certain, c'est qu'évalué en chiffres, le dommage matériel causé par l'inondation à la ville d'Issy-les-Moulineaux égalera les pertes que lui ont infligées le siège de Paris et la Commune. » A suivre le 26 janvier, 18 heures.

Les quais d'Issy-les-Moulineaux.

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